Michel

2016-07-08

Michel est un de ces personnages singuliers que je croyais seulement rencontrer dans des films dramatiques, mais le hasard a voulu qu’un jour, je le croise à la sortie d’un train de banlieue, au milieu de la nuit.

La scène de notre rencontre ne fut pas celle que je verrais le mieux dans un film, mais j’ai l’impression de faire fausse route : à la lumière fluorescente du train, il poussait péniblement et par à coups un déambulateur un peu déglingué, si péniblement qu’il lui fallut près d’une minute pour sortir. Je décidai à ce moment que jamais cet homme, sans au moins un accompagnement, ne parviendrait jamais à rentrer chez lui. Il marchait par intermittence, comme si un faux contact empêchait l’influx nerveux de parvenir jusqu’aux membres. Je ne pouvais rien faire d’autre que de le suivre en le surveillant attentivement et en lui posant quelques questions sommaires sur son itinéraire et les moyens de le parcourir. Il souhaitait prendre le bus qui m’aurait plus tard emmené chez moi si mes plans n’avainet pas changé au dernier moment.

Je l’aidai comme je pus à monter dans le bus, dont la rampe pour faciliter l’accès aux fauteuils roulants ne pouvait se déployer sur le trottoir devant la gare, inadapté. Je voulus le raisonner quand il pesta contre le chauffeur, qui n’avait pas l’air trop inquiet qu’un voyageur peine autant sous ses yeux, mais à défaut de pouvoir en faire autant, par conscience professionnelle, je ne pus qu’approuver en silence quand il l’insultait.

À la sortie du bus, qui se fit sans encombres, je commençais à avoir les yeux embués par l’émotion, sans trop comprendre ce qui m’émeuvait tant. L’empathie m’encombrait trop depuis mon arrivée dans la fourmilière, où détourner le regard en croisant un malheureux qui dort par terre devient une entreprise aussi futile que vidée de la considération du misérable comme un pair, ou du moins, plus qu’une nuisance olfactive et sonore. Pourquoi cet homme parmi les centaines que je croisais, pratiquement chaque jour ? Pourquoi l’avais-je regardé, lui ? La proximité physique seule ne l’expliquait pas, j’avais déjà été approché de nombreuses fois par des mendiants dans le métro, au point que l’odeur de certains imprégnait toujours mes narines plusieurs minutes après leur départ. Peut-être cet homme n’était-il pas misérable, malgré les apparences. Il refusait de s’y complaire et de l’accepter, l’infirmité n’était pour lui qu’un obstacle à sa volonté, pas une condition, peut-être était-ce cela qui était touchant. Ce n’est certainement pas le seul facteur : j’imagine mal que tous les clochards acceptent leur condition, mais leur force de caractère est toujours moins évidente pendant un monologue dans un wagon trop plein que lorsqu’ils luttent visiblement contre la maladie.

Mon cynisme n’avait pas sa place : il m’a dit être atteint de la maladie de Parkinson, je pouvais difficilement concevoir qu’il méritait quoi que ce soit de ce qui lui arrivait, ce que je pouvais croire, même inconsciemment, pour me rassurer face aux miséreux habituels.

En fait, j’avais rarement été témoin d’autant de courage et de volonté. Cet homme n’avait plus que cela de fonctionnel, tant son corps semblait vouloir l’empêcher d’avancer, il n’en démordait pas pour autant. Au prix de nombreux efforts et d’innombrables redémarrages, il parvint à atteindre sa résidence par le chemin, très court pour un homme valide, mais semé d’obstacles presque infranchissables pour lui, normalement réservé aux cyclistes. Il prit une demie-heure alors qu’il me fallut cinq minutes par parcourir le chemin dans l’autre sens, après avoir pris son numéro de téléphone, et ce malgré des sanglots maintenant incontrôlables et des pleurs que je n’avais pas osé lui montrer, encore moins lui laisser devenir en me frottant les yeux avec une discrétion qui aurait été largement imaginaire.

Cette dernière heure passée avec lui s’était moins focalisée sur son itinéraire et plus sur sa passion pour les transports en commun qui est à la limite de la folie : il se fait surnommer, fort à propos, « Monsieur RATP » par les autres occupants de son immeuble pour sa connaissance quasiment encyclopédique du réseau de la Régie. Il partagea d’ailleurs que son ambition était depuis quelque temps de réaliser le tour de Paris dans le sens inverse des aiguilles d’une montre par la banlieue proche, en autobus, de Saint-Rémy-lès-Chevreuse jusqu’à Juvisy-sur-Orge, le tout d’une traite, en passant par pratiquement toutes les villes autour de la capitale. Un voyage dont le seul but est de voyager le plus possible en une journée. J’en estimais mal la durée mais je sus bien assez tôt qu’une des journées les plus longues de l’année ne suffisait pas puisque nous réalisâmes cet itinéraire le samedi même, de la levée du jour jusqu’au coucher du soleil.

J’avais eu la merveilleuse idée de découcher la veille et de devoir traverser Paris en Noctilien, pour arriver chez lui à l’aube. Finalement, le sommeil ne fut qu’un court répit pendant le trajet, étant plus à une sieste opportuniste qu’un repos réparateur, et interrompu par la montée d’un groupe revenant des carrières souterraines de Paris, avec parmi eux une jeune femme complètement ivre qui décida de mettre à l’épreuve ma patience en allant jusqu’aux attouchements pour obtenir une réaction à moitié éveillée. Heureusement, je n’eus pas à supporter cette compagnie malvenue longtemps et fus plus amusé qu’exaspéré. Je n’avais en tête que l’aventure délirante qui m’attendait. J’arrivai avec cinq minutes d’avance et nous partîmes immédiatement pour prendre le dernier Noctilien, symbole indéniable de la fin de la nuit.

La matinée fut très longue et je n’étais pas encore trop abattu par la fatigue pour m’endormir pendant les trajets, l’occasion pour des discussions plus ou moins personnelles.

J’appris qu’il était professeur de mathématiques au lycée avant de prendre sa retraite, qu’il était passionné par les transports en commun depuis l’enfance, qu’il était plutôt mélomane et partageait mes goûts pour certains compositeurs comme Poulenc, Schumann et Fauré. Il n’avait pas eu d’enfants et ne s’était jamais marié, état de fait qui expliquait plutôt bien son indépendance malgré son invalidité et dix ans à subir la maladie de Parkinson : les familles traitant souvent les doyens avec paternalisme.

Il me raconta certains de ses nombreux voyages en train à l’international, souvenirs d’une époque révolue sans hégémonie de l’aviation civile sur les longues distances sur le Vieux Continent. Il exprima sans réserve sa nostalige pour les chemins de fer secondaires et autres reliques du siècle dernier, sans pour autant maudire le changement. Quand je lui demandai pourquoi il n’avait jamais postulé à la Régie, il ne sut que répondre et je crus mettre le doigt sur du regret enfoui profondément, je m’abstins de creuser. L’après-midi fut beaucoup plus court pour moi, mes forces m’abandonnant, je ne pouvais plus m’empêcher de dormir.

Entretemps, lors d’une halte à Arnouville, nous avons déjeuné dans un café, le seul proposant de la nourriture ouvert à ce moment, portant le nom, assez surprenant pour un endroit aussi morne, de « La Havane », qui nous servit des côtes d’agneau très mal cuites mais très rapidement englouties tant la faim se faisait ressentir. Le vent soufflait comme dans une ville côtière et seules les mouettes et les touristes idiots manquaient pour se croire à la mer, même la qualité douteuse de la nourriture du troquet local y était pour compléter l’immersion.

Malgré mon sommeil intermittent, je pus profiter du paysage à certains endroits qui m’étaient totalement méconnus jusqu’alors. Parmi ces endroits, Ormesson, qui, plus que le patronyme d’un Immortel, est une ville si verte et si paisible qu’elle semble être une anomalie au milieu des villes aux cités plus bétonnées et déprimantes les unes que les autres.

Vers vingt-et-une heures trente, après avoir traversé le marché international de Rungis alors uniquement peuplé de camions endormis sous le soleil couchant, nous dûmes conclure que nous ne parviendrions pas à atteindre Juvisy avant la tombée de la nuit et qu’il serait certainement plus sage d’abréger le tour à Thiais pour rentrer directement à Montrouge. Nous avons atteint le pas de sa porte vers vingt-deux heures trente, et je rentrai chez moi en traînant les pieds pour m’effondrer dans mon lit et me réveiller à midi.

Après cette aventure, je revis mon compagnon deux fois, une première pour la fête de la musique, où le but était d’aller voir la quatrième symphonie de Mahler sous la pyramide du Louvre, mais où l’itinéraire choisi et les problèmes d’accessibilité nous retardèrent tant que nous dûmes rentrer bredouilles, au grand dam de Michel qui culpabilisait énormément. La seconde fois, nous avions compris que l’itinéraire le plus rapide et énormément d’avance étaient indispensables et le concert auquel nous avions décidé d’assister : le requiem de Fauré chanté par un chœur et une chorale d’enfants du Colorado à l’église de la Madeleine, ne commença que trente minutes après notre arrivée. La performance fut mémorable et la première partie du programme plus que satisfaisante.

Quelque chose me dit que j’aurai l’occasion de créer d’autres souvenirs surréalistes et déments avec un personnage aussi haut en couleur et avec une personnalité si forte : si certains se laissent marcher sur les pieds, lui ne laisse pas qui que ce soit l’importuner sans lui faire entendre le fond de sa pensée, quitte à charger de front, que ça soit les mamas ahuries avec la marmaille et les poussettes ou les chauffeurs de bus peu motivés, tout le monde y passe.